IA et spatial – n° 2 Le spatial et l’intelligence artificielle : l’IA au service de l’ingénierie des systèmes complexes !

Dans notre premier article qui soulignait les synergies entre le spatial et l’intelligence artificielle, nous donnions comme exemple le cas de la conception des systèmes spatiaux, qui fait désormais appel à des environnements intelligents¹.

Ce sujet est intéressant à différents points de vue : d’abord, il aborde la thématique des grands « systèmes », comme par exemple une constellation de satellites et ses stations au sol. Ce sont des systèmes complexes, en général chacun unique en son genre, dont la conception répond à de multiples contraintes et à des exigences contradictoires. Ensuite, la maintenance et la mise à niveau de ces systèmes sont rendues particulièrement difficiles du fait de leur relative inaccessibilité lorsqu’ils sont en opération. Leur ingénierie est, en conséquence, parmi les plus compliquées, les plus avancées qui soient, seulement comparable à l’ingénierie de grands systèmes militaires : un porte-avions, un sous-marin, ou dans le domaine de l’énergie : un réseau de distribution électrique, une centrale nucléaire.

Historiquement, les programmes spatiaux ont fait appel à des techniques de « Model-Based Systems Engineering », connues sous l’acronyme MBSE² en anglais. Ces techniques permettent aux différents professionnels impliqués dans la définition des fonctionnalités, dans la spécification et dans la conception d’une constellation de satellites, de mieux accomplir leur tâche. Elles facilitent l’identification rapide de meilleures solutions de compromis : par exemple, compte tenu de la capacité de lancement d’une fusée, comment optimiser la répartition de la charge d’un satellite entre ses équipements de mesures, sa réserve de carburant, son système de propulsion, etc. tout en maximisant sa durée de vie et sa protection contre les températures extrêmes et les radiations solaires³ ?

Devant de tels défis, ingénieurs « propulsion », électro-magnéticiens, spécialistes des radiofréquences, physiciens, etc., apportent chacun un savoir-faire basé sur des calculs scientifiques, donc sur des données chiffrées, qui lui confèrent un caractère objectif. Les contributions de ces experts sont aussi influencées par des éléments subjectifs, comme leurs années d’« expérience personnelle », leur appartenance à telle ou telle école de pensée scientifique ou technique, etc..

L’appel à des techniques de « Model-Based Systems Engineering » permet de construire un modèle digital, virtuel – une sorte de maquette numérique de ce qui deviendra le système physique et réel déployé dans l’espace – en prenant en compte les contributions de chacun.

La dynamique sous-jacente à l’élaboration de telles maquettes consiste à faire interagir les différents contributeurs de façon structurée, mais agile : les techniques de MBSE sont souvent combinées avec des méthodes d’« ingénierie en plateau » ou de « Concurrent Engineering » en anglais. Ces méthodes facilitent la résolution des contradictions exprimées par les contributeurs, en donnant à chaque spécialiste l’occasion de confronter le résultat de ses calculs (numériques, souvent exprimés avec de très nombreuses décimales 😊 et dont l’obtention requiert en général une grande puissance de calcul) avec ceux présentés par des spécialistes d’autres domaines, tout en leur permettant d’émettre des points de vue de façon plus qualitative et « concise ». En caricaturant, « C’est vraiment trop lourd », « Au-dessus de X degrés, ça va fondre », « En dessous de 2 litres de carburant, on est mort », etc.

Ces « confrontations » sont organisées de façon interactive, et itérative, sous forme de réunions fréquentes mais très structurées, à l’ordre du jour très précis, et dont les conclusions sont systématiquement enregistrées dans une sorte de langage formel, modélisées, comme un langage informatique, et digitalisées.

D’abord seulement un contour approximatif du système final, ce modèle virtuel devient plus précis, progressivement, de façon itérative, au fur et à mesure qu’il prend en compte les contributions des spécialistes, par affinement, pour constituer, en bout de processus, le jumeau numérique exact de la constellation déployée et des stations au sol nécessaire à son opération.

L’utilisation systématique de modèles numériques, combinée à des techniques d’« IA » permet encore mieux : au moment de concevoir un nouveau système, une nouvelle constellation, il est possible de s’inspirer, dans leurs grandes lignes, de modèles de constellation préalablement déployées, plutôt que de repartir de zéro. L’application d’algorithmes de l’intelligence artificielle sur les bases de données que constituent les jumeaux numériques, facilite l’apprentissage fondée sur l’expérience de réalisations antérieures.

Si l’on se réfère aux définitions et au vocabulaire présenté dans le premier article de cette série, « Le spatial et l’intelligence artificielle : une synergie bienvenue ! », on reconnaitra bien là un cas école d’intégration d’informations symboliques à fort contenu sémantique, avec d’autres données à faible contenu sémantique mais résultants de calculs mathématiques complexes : une situation intéressante dans laquelle appliquer des techniques d’intelligence artificielle fait énormément de sens !

En Europe, l’un des projets les plus avancés en la matière est un projet, financé par l’Agence spatiale européenne, qui conçoit, développe et démontre l’utilité d’un « assistant digital intelligent pour l’ingénierie spatiale ». Aux Etats-Unis, l’université Cornell poursuit des objectifs similaires, en collaboration avec la NASA.

Ici, l’« IA » est mise en œuvre sous sa forme la plus sophistiquée : ses techniques sont utilisées pour capter la connaissance humaine dans un domaine très précis, en permettre la modélisation numérique, combiner le savoir du « sachant » exprimé de façon synthétique, avec les résultats de calculs mathématiques des plus compliqués, tout en apprenant de réalisations précédentes.

L’application de ces techniques permet de déceler d’éventuels problèmes de conception très en amont, avant qu’aucun expert ait pu le faire individuellement ; et donc, d’y remédier à bien moindre coût que s’ils étaient détectés en phase de test, par exemple.

Elle a aussi pour effet de faciliter l’interaction entre intervenants humains et systèmes informatiques, afin de réaliser des systèmes dont aucun individu, seul, ne maîtrise la complexité, mais que, collectivement, l’humanité sait construire et faire fonctionner. L’« IA », comme le calcul scientifique par ordinateur, renforcent encore ici, sans s’y substituer, les capacités humaines.

Michel BOSCO, expert IA et espace

¹Par exemple https://www.rheagroup.com/fr/case-study/mois-orchestrating-space-missions-for-over-20-years/ dont les versions récentes intègrent des algorithmes d’« IA ».

²https://insights.sei.cmu.edu/blog/introduction-model-based-systems-engineering-mbse/

³Oui, cela parait déjà complexe, comme système de contraintes, et pourtant j’en ai oublié quelques-unes 😊