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La valeur de l'éphémère, le WEB, les réseaux et la Renommée de l'artiste

Le mercredi 13 janvier 1563, le duc Cosme de Medicis  signa avec toute la solennité requise les 147 articles qui constituent les statuts de l’Accademia del Disegno. Quelques jours après, en présence de soixante-dix artistes, eut lieu la séance constitutive et l’inauguration officielle.
Giorgio Vasari, à l’origine de cette nouvelle corporation, manifeste sa joie et sa gratitude dans la lettre qu’il adresse à Cosme dès le 22 janvier : « Ma venue à Florence, mon Seigneur, a entraîné avec elle une grande joie au sein de l’Académie et Compagnie du Dessin, autant pour la protection que ces excellents artistes voient que vous accordez à eux-mêmes et à leur art…

Giorgio Vasari [1] est le premier qui valorise le statut de l’artiste, mettant en évidence la dimension intellectuelle de la création artistique : elle n’est pas une production comme les autres. Par le statut de son
« artefice »  elle revêt  d’une valeur singulière, la valeur de création. 

Grace à lui le public commence à avoir de la considération pour l’artiste et il n’hésite pas de son vivant, à appeler Michel-Ange « divin ».  Si une fresque était réalisée  dans une église  ou une statue sur commission, la partie commerciale  était réduite au minimum et  la valeur  de l’œuvre était uniquement  liée à la renommée de l’artiste et à l’appréciation de son talent par le commanditaire.

Étant donné que l’œuvre  est produite  par  un artiste particulier, elle acquiert d’emblée une valeur unique, liée à sa valeur esthétique. Pourtant, le marché de l’art n’est pas seulement constitué d’œuvres de maîtres. Avant d’atteindre ce statut particulier, le maître est déjà un « artefice »  et son œuvre participe à l’activité économique. Elle se fait connaitre dans les expositions, les galeries, les collections. Elle se vend, s’achète, s’échange… Chaque jour, ce sont en effet des milliers d’œuvres d’art, très hétérogènes, qui font l’objet d’échanges monétaires partout dans le monde, avec des montants variant de quelques euros à plusieurs dizaines voire centaines de millions.

En 2020 les ventes mondiales d’art et d’antiquités ont atteint un montant estimé à 50,1 milliards de dollars, soit une baisse de 22 % par rapport à 2019 ; en revanche  les ventes en ligne d’art et d’antiquités ont atteint un niveau record de 12,4 milliards de dollars, doublant en valeur par rapport à l’année précédente. Le  marché sur internet est  devenu une autre façon de faire connaitre l’art et surtout de le commercialiser. Les expositions sur la  grande toile ( le World Wide Web ) des œuvres d’art, des objets de collections, des tableaux  se multiplient et dans ce  nouveau marché, les géants de la vente comme eBay et Sotheby’s n’hésitent pas à collaborer entre eux.

Selon Clare McAndrew la capacité à communiquer et à poursuivre le commerce en ligne pendant la pandémie de COVID-19 a été cruciale pour la survie des plusieurs acteurs du monde de l’art et la plupart des acteurs du marché s’accordent à dire que bon nombre des changements appliqués en cette période seront maintenus à l’avenir. Dans le secteur des ventes aux enchères, la majorité des maisons spécialisées,  des collectionneurs, des intermédiaires et des galeries  ont apprécié  l’efficacité et les économies des transactions en ligne. Toutefois, elles ont également noté qu’à mesure que le nombre de ventes en ligne augmentait, il était difficile de générer la même frénésie qu’une vente aux enchères en direct. 2020 annual report of the global art market.

Chaque jour, ce sont des milliers d’œuvres d’art, très hétérogènes, qui font l’objet d’échanges monétaires partout dans le monde, avec des montants variant de quelques euros à plusieurs dizaines voire centaines de millions.

Objets du désir, désir d’objets : l’objet  d’art a toujours convoité le désir de possession… Comment déterminer sa valeur ? Et la Renommée de l’artiste ?

Imaginer l’œuvre d’art comme un objet d’échange n’est  pas une chose facile en raison du  statut  de l’artiste.
En effet, comment réduire le génie artistique à sa seule valeur monétaire, à un prix ?
Au XVIème siècle les historiens n’envisageaient dans une oeuvre d’art que la création de celle-ci par « un homme doué de qualités spéciales, de talent unique ou de génie, qui lui permettaient  de réaliser des formes particulièrement agréables à l’œil ».

Mais, à côté de cette production individuelle, ou d’atelier de maitre existaient, déjà à l’époque, une industrie d’art et son commerce. Rubens, un artiste d’exception, travaillant avec une véritable manufacture, était  un commerçant à la tête d’une entreprise fructueuse.  Promouvoir sa renommée et ses peintures à un public le plus large possible occupait une partie importante de son temps. Ses peintures, une fois achevées, étaient gravées sur une plaque métallique avant d’être imprimées et diffusées.

Giorgio Vasari,  considéré à juste titre comme le fondateur de l’histoire de l’art et des artistes modernes,  publie  en 1550  l’ouvrage « Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes ».  Avec cette  publication il devient le premier critique d’art[2]  et s’engage pour maintenir la mémoire des maîtres d’un point de vue historique et commémoratif. 

Il ne traite que d’artistes disparus, car  sa mission est de sauver les artistes de l’oubli et de rendre l’art inoubliable.  Sa  position apparaît clairement dans la vignette gravée placée par Vasari à la fin des temps: la Renommée.

« Immortel par ses noms déclinés, éternel par sa réputation transmise,  La Fama ».

La Renommée, figure ailée ambiguë (mi-ange/ mi-femme), soufflant dans sa trompette convoie le message: l’’immense splendeur qui en émane: « […] significa la fama, & la chiarezza del nome di quelli, i quali sono veramente degni di lode.»

A bien regarder la vignette, on comprend ainsi que la Renommée est garante d’immortalité et la trompette célèbre seulement ceux qui sont dignes.

Et comment situer les artistes contemporains NFT ?[3] Le crypto-art est  éphémère.  Cet œuvre d’art numérique  utilisant la technologie blokchain NFT (non fungible jeton) est sans corps et sans espace.   Comment déterminer sa valeur ? Et comment rendre l’art inoubliable selon Vasari ?

La vente record  chez Christie’s du collage monumental virtuel de l’artiste numérique Beeple, adjugé 69,3 millions de dollars a été suivie dans ses dernières minutes par plus de 22 millions d’internautes. Selon la maison d’enchères la quasi-totalité des participants à la vente n’avait jamais enchéri chez Christie’s et 60% avait entre 25 et 40 ans.

Ainsi en quelques jours, une nouvelle technologie a fait de Michael Winkelmann, alias Beeple un des trois artistes les plus chers du monde de leur vivant, avec Damien Hirst  et Jeff Koon.   Fin février, une autre de ses œuvres, « Crossroads», s’était revendue 6,6 millions de dollars et une animation qu’il avait lui-même vendue fin octobre, pour un dollar symbolique, a récemment été acquise pour 150.000 dollars.

De même le crypto-art créé par la destruction en direct sur Twitter d’une gravure authentique de l’artiste Banksy, d’ une valeur de 95000 dollars a été mis aux enchères et adjugé à 228ETH (environ 500000 $).

Sans oublier l’artiste Chris Torres qui a vendu en ligne la version originale de la carte numérique interchangeable (GIF)  la plus connue du monde, le Pop-Tart “Nyan Cat” pour 300 ETH  (près de 600 000 $) sous la forme d’une œuvre d’art unique en cryptographie. Ou la chanteuse Grimes qui a vendu une série d’œuvres d’art digitales qu’elle avait réalisées pour près de 6 millions de dollars en 20 minutes.

Comment  a été établie  la valeur de ces œuvres?  Et la Renommée des artistes si chère à Giorgio Vasari ?

Dans la dernière édition de  la « Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes » publiée en 1553  la vignette change. Il convient de nous arrêter sur un détail: la forme inhabituelle de l’instrument que « Fama » porte à sa bouche.

Si la trompette constitue bien l’attribut invariable de la Renommée dans l’art de la Renaissance, le fait qu’elle possède trois embouts est extrêmement rare.

Vasari parle d’ «une tromba, la quale finiva in tre bocche », que l’on traduit en français par une trompette à «triple orifice».

La Renommée peut souffler aussi bien la vérité que le mensonge et le bruit.

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Conceptuel, immatériel ou éphémère, l’art numérique actuel est susceptible d’influencer tous les acteurs  du  « monde de l’art » et pas seulement…

Le crypto art – NFT permet de commercialiser sur internet, des œuvres, des albums musicaux des tweets de personnalités, sous la forme d’une ligne de code renvoyant à une œuvre immatérielle dont l’authenticité et la traçabilité sont garanties grâce à la technologie blockchain. Chaque œuvre est un objet numérique unique, authentique et rare qui peut être collectionné et qui a de la valeur tout comme les crypto-monnaies.

Objets du désir, désir d'objets : l'objet d'art a toujours convoité le désir de possession. Le crypto-art est éphémère, est sans corps et sans espace. Comment déterminer sa valeur ? Et comment rendre l'art inoubliable selon Vasari ?

Les acheteurs de ces œuvres ont le privilège de “posséder” une œuvre d’art digitale – dans la mesure où l’on peut réellement posséder un fichier image reproductible à l’infini, identifié, sécurisé et suivi sur sa  blockchain.

L’heureux acquéreur du crypto-art le plus cher au monde n’est pas reparti avec une sculpture ou une peinture mais avec un NFT  «  J’ai acquis un  NFT de grande valeur, c’est un record  très difficile à battre, …. l’œuvre la plus précieuse de cette génération” a  déclaré Metakovan[4], cité dans le communiqué de Christie’s après qu’il a emporté “Everydays”.

À  noter aussi qu’à l’origine du projet Burnt Banksy, on retrouve la société de blockchain Injective Protocol, qui a acheté le tirage authentique de Morons, une gravure réalisée en 2006 et éditée à 500 exemplaires. La destruction de l’œuvre physique a donné lieu à la création d’une œuvre numérique NFT (et la création d’un actif financier de  400000 $).

Qui souffle dans la trompette de la  Renommée ?   Est-elle garante d’immortalité seulement à ceux qui sont dignes?

Le Crypto-art, ses collections et ses expositions circulent sur les réseaux sociaux qui amplifient le bruit et la plateforme d’échange  (une sorte de maison d’enchère Instagram) devient une voix de la trompette.

Déjà au XVIème siècle de la même manière qu’il convient de le faire aujourd’hui, Rubens maîtrisait parfaitement les réseaux sociaux et l’artiste consacrait énormément de temps à travailler son image.  Le Maître faisait en sorte d’alerter ses « fans » de ses “mises à jour de statut” au moyen d’estampes réalisées parfois  après la livraison de l’œuvre qu’il  diffusait, avec l’aide de spécialistes marketing.  Il avait déjà compris la valeur  de la troisième trompette, la  promotion personnelle et de son art.  On a comptabilisé par moins de 2 500 estampes portant le nom de Rubens et de son atelier, un tout petit nombre par rapport aux 2 millions d’abonnés Instagram de Beeple.

L’art numérique à jetons est présent dans tous les réseaux, les collections dématérialisés, les galeries virtuelles … est un art social  dédié avant tout à la participation du spectateur, en l’occurrence de l’internaute.

Applicable à des domaines aussi variés que les cartes de collection virtuelle, les jeux vidéo, la musique ou même la vente de tweets le crypto-art s’est taillé une place irrévocable dans ce commerce. Si le marché de l’art a connu une importante croissance de transactions en ligne en 2020  le marché de l’art immatériel, des documents éphémères et des médias numériques a connu  une croissance fulgurante.  Selon un rapport DappRadar, considérée comme la source la plus fiable pour les données des applications décentralisées,[5] les volumes d’échanges sur les plateformes spécialisées sont passés d’environ 63 millions à 250 millions de dollars en 2020.

Mais comment un art si immatériel se fait-il connaître?   

Le crypto-art NFT, ou l’art numérique à jetons est un art en réseau dédié avant tout à la participation du spectateur. Aujourd’hui grâce à des plateformes spécialisées le Web s’offre comme un nouvel espace de communication ouvert à tous, artistes et collectionneurs à la dimension de la planète. 

Une plateforme spécialisée joue le rôle du commissaire d’exposition : elle sélectionne les artistes,  présente en ligne leurs œuvres numériques authentifiées en édition unique, fourni leur provenance historique afin d’éviter toute falsification. La même plateforme peut présenter sa collection à des mécènes du monde entier, l’exposer dans une galerie virtuelle ou tout autre endroit de son choix.  Aux collectionneurs, professionnels ou amateurs, la plateforme permet d’acheter une œuvre au prix demandé
ou de participer à une enchère en plaçant une offre. Une fois achetée l’œuvre peut être revendue sur le marché secondaire à d’autres collectionneurs.  Les artistes créateurs exposés reçoivent une importante commission (en général) 85 % pour les ventes primaires, et  une redevance de 10 % pour les ventes secondaires, ce qui leur permet de percevoir des revenus passifs sur une œuvre d’art si celle-ci continue à se négocier sur le marché secondaire.

Ces plateformes représentent une nouvelle façon d’interagir avec l’art et fonctionnent comme un marché de pair à pair permettant de collectionner et d’échanger des objets numériques uniques. Comme tout objet de collection le crypto-art a un enregistrement transparent de la propriété et il est adapté à un environnement social contemporain.

L'art numérique à jetons est présent dans tous les réseaux, les collections dématérialisées, les galeries virtuelles … est un art social dédié avant tout à la participation du spectateur.

Le  marché  du crypto-art,  une expérience de crypto-monnaies ? 

Le crypto-art est distribué : cela en fait un bien de consommation qui a un marché qui peut être étudié avec l’objectif de se faire une idée précise sur des personnes influentes sur l’acte de consommation.[6]

Le marché du crypto-art  capture toute l’attention du public par un effet conformiste : il associe le goût de tout le  monde pour les objets de collection à la technologie de pointe des NFT.

Ce marché fait partie de la famille des “winner-take-all markets” [7]et l’on ne peut jamais présager quels seront les acteurs qui y rencontreront le succès. À la manière d’un loto, l’objet numérique immatériel, mais certifié  NFT, attire des groupes de candidats qui viennent former un stock de propositions, de compétences différentes dont ce marché a un besoin vital.

Le système d’exposition et de commercialisation du crypto-art est inédit et correspond à l’arrivée sur le marché de l’art à de nouveaux acheteurs liés à la financiarisation de l’économie mondiale. Dans un marché de l’éphémère chaque œuvre est un objet numérique unique, authentique qui peut être collectionné, échangé tout comme les crypto-monnaies.

Les pratiques liées au cyber-art  sont décalées, par rapport à ce qu’on peut faire en termes d’innovation des technologies blokchain dans ce domaine. Les NFT fonctionnent différemment et ne peuvent pas être échangés directement entre eux contrairement aux crypto-monnaies populaires comme Bitcoin, Ethereum, Ripple, litecoin et bien évidemment la déjà très populaire « Libra ».

Pourquoi ce décalage est-il important ? Pour les chocs d’images qu’il engendre, tout d’abord. L’artiste propose une autre version de la réalité, qui vient enrichir, recentrer ou faire éclater les autres représentations. Et c’est une façon de mettre en perspective les nouvelles technologies de cryptage et de blockchain. Les artistes détournent les technologies de leur mode d’emploi initial. Leur démarche élargit de manière créative et surprenante les potentialités de la technique. Ils peuvent préfigurer des usages ou des objets qui n’existent pas encore et sont capables de faire émerger des propositions inédites. Et cette créativité est précisément ce que recherchent les acteurs  dans un monde industriel et financier où tout passe désormais par l’innovation. 

Le marché du crypto-art capture toute l'attention du public par un effet conformiste : il associe le goût pour les objets de collection à la technologie de pointe.

Le marché des crypto-arts  n’a pas pour seule vocation de produire une logique attendue, il  propose aussi de l’inédit.  Est-t-il le marché test de crypto-monnaies ?  Si c’est le cas, il est déterminant pour remettre en perspective le produit qu’on est en train de développer (les monnaies virtuelles) et les technologies de cryptage et de blockchain.

Ce n’est pas un hasard que l’acheteur  du collage virtuel « The first 5000 days »  pour 69,3 millions de dollars, Vignesh  Sundaresan entrepreneur indien basé à Singapour, soit devenu millionnaire grâce à sa découverte des crypto-monnaies en 2013. Ce n’est pas un hasard que ce soit la femme d’ Elon Musk, Grimes, qui a mis son propre art NFT à sa vente aux enchères, gagnant 6,5 milliards de wons en 20 minutes, et que Tesla, la société d’Elon Musk, a investi 1,5 milliard de dollars en bitcoins : dans un futur proche, Tesla compte aussi accepter le paiement de ses produits dans cette monnaie digitale.

L’art contemporain crypté serait-il devenu le miroir d’une époque régie par la finance ? Et le marché du crypto-art une déclinaison des échanges en crypto-monnaies ? 

Notes

 [1] Giorgio Vasari, peintre, architecte, écrivain n’utilise pas le mot artiste, Il lui préfère celui  italien artefice par sa double définition ou de maestro même si le caractère intellectuel du travail prend ici le dessus sur le travail de la main.

[2] Le mot critiquer vient du mot grec juger, donc Vasari peut apprécier les qualités et les défauts d’une œuvre et de son examen attentif et de sa connaissance  le résultat sera favorable ou défavorable.

[3] Le NFT est un type spécial de jeton cryptographique qui représente quelque chose d’unique : les jetons non fongibles ne sont donc pas interchangeables.

[4] Metakovan Vignesh  Sundaresan

[5] Les plateformes spécialisées les plus connues sont Nifty Gateway Superrare, Bridge Oracle, Cryptoland, Open sea.

[6] Il existe différents types d’influenceurs : des experts, des blogueurs, des galeristes, des maisons d’enchères, et de macro influenceurs qui sont, quant à eux, des célébrités …

[7] « Marché de vainqueurs accapareurs » : Robert Frank et Philip Cook The Winner-Take-All Society. 

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